89.
Mackenzie passa la nuit et une partie de la journée suivante à l’hôpital. On soigna ses nombreuses blessures, on lui administra des antidouleur et on lui fit faire une batterie d’analyses.
Vers dix-sept heures, alors qu’Ari, encore un peu groggy, attendait la visite du médecin pour obtenir son autorisation de sortie, deux hommes firent irruption dans sa chambre sans frapper. L’un portait un uniforme militaire avec de nombreux galons, et l’autre, un chauve d’une quarantaine d’années, un complet noir.
— Comment vous sentez-vous, Mackenzie ?
Ari se redressa sur les épais coussins, perplexe.
— Euh… Bonjour. À qui ai-je l’honneur ? demanda-t-il, bien qu’il fût certain de reconnaître au moins le militaire.
Il avait déjà croisé ce cinquantenaire, au visage carré, aux traits durs et au regard de plomb.
— Général Baradat, de la DRM[19]. Comment vous sentez-vous ? répéta l’officier.
— Enchanté, général. Et vous êtes ? insista Ari en fixant le chauve à ses côtés.
— Monsieur est un collègue, coupa l’homme en uniforme.
— Et je peux savoir ce que vous faites ici ?
— Nous avons des questions à vous poser.
— Dans quel cadre ? demanda Ari, agacé.
Le général vint se placer en face de lui et ferma les poings sur les barreaux de fer au pied du lit. Son « collègue » en civil partit s’asseoir sur une chaise au coin de la chambre et croisa les bras, le regard noir. Il n’avait toujours pas dit un mot.
— Sur ordre de l’Élysée, l’enquête concernant les carnets de Villard de Honnecourt a été classée Secret Défense et nous a été transférée, expliqua Baradat.
— L’enquête ? Quelle enquête ? Tout le monde a été arrêté, il me semble ? L’affaire est bouclée.
— La plupart des protagonistes ont été arrêtés ou neutralisés, en effet. Vous en savez quelque chose. Mais il subsiste des zones d’ombre, Mackenzie. Nous pensons que vous pouvez nous éclairer.
— Si vous le dites.
Le général fixa Mackenzie droit dans les yeux.
— Les pages manquantes du carnet…
— Oui ?
— Où sont-elles ?
L’analyste haussa les épaules en feignant un air surpris.
— Aucune idée !
— Vous ne les avez pas récupérées ?
— Non, mentit-il sans sourciller. Elles n’ont pas été retrouvées à l’Agartha ?
Le militaire prit un air irrité.
— Commandant Mackenzie… Vous êtes en train de me dire que vous n’avez pas retrouvé les six carrés sur le corps de Lamia, après l’avoir tuée à Portosera ?
— Absolument.
Baradat fit le tour du lit et se posta devant la fenêtre. Il fixa quelque chose au-dehors, dans la cour de l’hôpital.
— En somme, si nous procédons à une fouille de votre appartement et de celui de votre collègue et ancienne maîtresse Iris Michotte, nous ne les retrouverons pas ? lança-t-il avec une fausse désinvolture.
— Fouillez mon appartement si vous le voulez, je commence à avoir l’habitude. Mais je commence aussi à trouver particulièrement détestable la façon dont vous me parlez, général…
— Le carnet de Villard de Honnecourt est la propriété de l’État. En outre, ces pages sont des éléments de preuve inscrites au dossier.
— Certes. Mais je vous répète que j’ignore où elles se trouvent.
— Permettez-moi de vous rappeler l’article 434-4 du Code pénal, Commandant Mackenzie, cela vous rafraîchira peut-être la mémoire.
L’homme commença à réciter d’un ton professoral :
— « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait, en vue de faire obstacle à la manifestation de la vérité, de modifier l’état des lieux d’un crime ou d’un délit soit par l’altération, la falsification ou l’effacement des traces ou indices, soit par l’apport, le déplacement ou la suppression d’objets quelconques…»
— Vous pouvez arrêter votre leçon de droit, général, je vous dis que…
— Le dernier paragraphe de l’article est important, Ari : « Lorsque les faits prévus au présent article sont commis par une personne qui, par ses fonctions, est appelée à concourir à la manifestation de la vérité, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende. » Alors dites-moi, vous êtes absolument certain de ne pas savoir où sont les pages de Villard ?
— Je ne connais pas d’autre façon de répondre à cette question, donc je me contenterai de répéter, pour la dernière fois j’espère : non. Maintenant, si ce n’est pas trop vous demander, j’aimerais me reposer.
Le général resta silencieux et immobile quelques secondes, le regard plongé dans celui de l’analyste, puis il fit signe à l’homme au complet noir qui se leva.
— Très bien. Nous allons vous laisser vous reposer. Mais nous nous reverrons, commandant. Cette histoire n’est pas terminée.
— Elle l’est pour moi.
Les deux hommes quittèrent la chambre d’hôpital sans ajouter un mot. Il fallut quelques minutes à Ari, abasourdi, avant de se décider à appeler Depierre.
— Comment allez-vous, Ari ?
— Ça irait mieux si le patron de la DRM ne venait pas me harceler dans ma chambre d’hôpital, monsieur le directeur adjoint.
— Ah. Je vois. Ils sont donc venus vous rendre visite…
— C’est quoi, ces conneries ?
— Je n’en sais pas plus que vous, Ari. Toute cette histoire ne nous regarde plus. Vous avez trouvé l’assassin de votre ami et libéré cette jeune femme, c’est tout ce qui compte, non ? Il est grand temps de passer à autre chose. Nous sommes tous impatients de vous revoir à Levallois. Oubliez tout ça, Mackenzie.
— « Oublier tout ça » ? Ces mecs sont venus me menacer directement dans ma chambre d’hôpital, bordel !
— Vous êtes obligé d’utiliser autant de grossièretés, Ari ?
— Oui. J’adore les grossièretés, monsieur le directeur adjoint. Je suis désolé, mais j’adore ça !
Depierre laissa échapper un rire amusé de l’autre côté de la ligne.
— Allez ! Ne vous tracassez pas. Laissez-les se débrouiller avec leur enquête, maintenant. Ce n’est plus de notre ressort.
— Ils sont venus vous voir, vous aussi ?
Le directeur central adjoint marqua une pause avant de répondre.
— Oui.
— Et qu’est-ce qu’ils vous ont demandé ?
— La même chose qu’à vous, je suppose.
— C’est-à-dire ?
— Allons, Ari, ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes ! Je leur ai dit que cette histoire ne me regardait pas. Vous savez, vous n’êtes pas le seul à vous demander ce qu’il se passe. Mettez-vous à la place du procureur. On lui a enlevé l’affaire du jour au lendemain sous couvert de Secret Défense…
— Je m’en fous, du procureur ! Qu’est-ce que ça peut lui faire ? L’instruction est terminée, le Vril démantelé, Khron, Mancel et la meurtrière sont morts tous les trois…
— Il faut croire qu’il reste des questions sans réponse, Ari. Le procureur essayait notamment de retrouver un type. Le seul que la DIPJ n’a pas pu identifier dans le réseau d’Albert Khron.
— Qui ça ?
— Je n’en sais rien. Un nom mystérieux qui apparaissait sur plusieurs documents, visiblement. Un certain C. Weldon. Ça vous dit quelque chose ?
C. Weldon. A priori, ce nom lui était inconnu. Il le répéta plusieurs fois dans sa tête. Weldon. Il n’en était pourtant pas certain.
— Non, répondit-il finalement.
— Laissez tomber, Ari. La DRM se démerde, ça ne nous regarde plus.
— Si vous le dites.
Mackenzie décida, en effet, de laisser tomber, pour le moment. Une chose était sûre : il n’abandonnerait pas si facilement les carrés de Villard. Après des siècles de secret, six hommes étaient morts en essayant de les protéger, ce n’était pas pour que les services de renseignement de l’armée les récupèrent en claquant des doigts. Paul, il en était persuadé, ne lui aurait jamais pardonné de livrer ainsi leur secret.
— Et Zalewski, mon garde du corps, comment va-t-il ?
— Il est tiré d’affaire. Trois ou quatre jours d’hospitalisation et il devrait être sur pied.
— Tant mieux. Et Lola ?
— Votre amie est rentrée chez elle après douze heures d’observation. Elle va bénéficier d’un programme de prise en charge psychologique pendant les prochains jours. Elle a absolument tenu à rentrer chez elle, alors deux flics en civil feront le planton en bas de son immeuble, le temps qu’on soit sûrs que tout est bien fini.
— Parfait.
— J’ai eu le médecin au téléphone, Ari, vous pouvez rentrer chez vous, maintenant, si vous le désirez… Il va sans dire que vous n’êtes pas obligé d’aller travailler cette semaine. Je vous laisse jusqu’à dimanche pour récupérer un peu.
— Vous êtes trop aimable, ironisa Ari.
Une heure plus tard, après avoir rassemblé ses affaires et rempli quelques formalités, il fut enfin dehors et appela un taxi pour se rendre directement rue Beaumarchais, chez Lola. Il était impatient de la revoir, loin de tout, loin de cette affaire et de tous les vautours qui tournaient autour de lui. La revoir, lui parler, l’embrasser. Plus rien d’autre n’avait d’importance. Les derniers jours lui avaient fait comprendre l’évidence : Lola était faite pour lui, il était fait pour elle, et il était idiot d’attendre, idiot d’avoir peur. S’il ne devait retenir qu’une seule chose positive de toute cette affaire, c’était bien cela : cesser de perdre son temps et dire à Lola qu’il l’aimait.
Pendant tout le trajet il essaya de joindre la libraire chez elle, sans succès. Elle avait coupé son portable, ou bien elle dormait. La pauvre devait être épuisée et sans doute encore sous le choc. Ari n’osait imaginer l’enfer qu’elle avait dû vivre pendant ses journées de captivité. Chaque fois qu’il revoyait dans sa tête l’image de Lola, blottie dans le fond du container, il avait un sursaut d’épouvante. Mais c’était fini, à présent. Et il était bien décidé à l’aider à oublier tout ça.
Le taxi le déposa au pied de l’immeuble. La neige tombait, douce et légère. Ari remarqua les deux flics postés dans une voiture garée le long du trottoir d’en face. Il leur fit un signe, pour se faire connaître, puis, la gorge nouée, il sonna à « Azillanet ».
Aucune réponse. Il sonna une nouvelle fois.
La voix cassée de Lola répondit enfin.
— Oui ?
Ari poussa un soupir de soulagement.
— C’est moi, Ari.
Un moment de silence.
— Ari…
— Tu m’ouvres ?
À nouveau, le silence.
— Lola ! insista-t-il. Grouille, il fait froid ! Ouvre-moi.
— Ari… Je suis désolée…
— Quoi ?
— Je… Je préfère voir personne…
Mackenzie écarquilla les yeux, stupéfait.
— Mais… Je venais pour…
Il ne sut comment finir sa phrase. Les mots ne lui venaient pas. Il avait tant envie de la voir qu’il ne pouvait pas admettre ce qu’il avait entendu. Ce n’était pas possible.
Pourtant, Lola confirma l’impensable. Et sa voix fut plus ferme, cette fois :
— Je… Je suis désolée. Je n’ai pas envie de te voir, Ari. Ni toi ni personne.
Ce fut comme un coup de poignard dans le cœur.
— Mais… Lola…
— Laisse-moi, Ari. Je te recontacterai.
Il y eut un craquement dans le haut-parleur de l’interphone. Elle avait raccroché.
Ari laissa son bras retomber le long de son corps. Les dernières paroles de Lola résonnaient dans sa tête comme une sentence fatale. Je te recontacterai.
Il fit un pas en arrière, abasourdi.
Je te recontacterai.
Il n’arrivait pas à comprendre. Comment Lola pouvait-elle refuser de le voir ? Comment pouvait-elle se fermer ainsi ? Si soudainement, si froidement. Il avait attendu ce moment avec tellement d’impatience et d’espoir ! Il ne voulait rien tant, à cette seconde, que serrer Lola dans ses bras. Être avec elle, rien qu’elle, et oublier les jours passés. Ne plus penser qu’à eux, goûter chaque seconde en sa présence comme une libération, une permission trop longtemps attendue. Sentir son parfum, toucher ses mains, lire son regard, écouter les battements de son cœur.
Ari, foudroyé, ne put retenir les larmes à ses paupières. Bouleversé, il se sentit envahir par un sentiment étouffant d’injustice et de solitude. Une profonde incompréhension. Je te recontacterai. Il hésita à sonner une nouvelle fois, pour hurler qu’il l’aimait et qu’il ne pouvait plus vivre sans elle… mais sa main s’arrêta à quelques centimètres de l’interphone.
Il n’avait tout simplement pas le droit.
Ari essuya les larmes sur ses joues d’un revers de manche et partit, titubant, vers la place de la Bastille en évitant de croiser les yeux des deux policiers qui l’observaient sans doute, à quelques mètres de là. La mâchoire serrée, il marcha plus vite, comme pour que le vent chasse ses pleurs, ou pour fuir, peut-être. Il courut jusqu’à chez lui, le visage fouetté par la neige.
Il arriva dans son appartement et se laissa tomber sur son canapé. Il n’en bougea plus jusqu’à ce que le sommeil le prenne, tard dans la nuit.